Masterclass d’écriture d’Eric-Emmanuel Schmitt – exercice 4

Une nouvelle petite histoire inspirée par l’un des exercices de la Masterclass d’Eric-Emmanuel Schmitt dont la consigne était :

Trouver un élément perturbateur dans une rencontre amoureuse.

L’inconnu du train de 12h52

    Le taxi dépose Léa devant la gare de Lyon. À l’intérieur du vaste hall, elle tente de se frayer un chemin parmi une foule pressée ; entre les passagers qui s’élancent vers leur train prêt au départ et ceux qui descendent du leur, cherchant du regard un parent ou un ami venu les attendre, Léa atteint non sans peine le panneau d’affichage. Le TGV pour Lyon de 12:52 n’a pas encore son quai annoncé. Il faut dire que la jeune femme est arrivée très en avance, de peur de rater son train.

Comme elle n’a pas pris le temps de déjeuner avant de quitter son petit appartement du côté de la porte de Vincennes, Léa se dirige vers un kiosque vendant sandwiches et boissons. Elle décide qu’elle mangera une fois installée dans son wagon. Pour patienter jusqu’au moment du départ, dans trente-cinq minutes, elle tue l’attente en observant le va-et-vient de tous ces gens. Puis, elle sent son téléphone vibrer dans la poche arrière de son jean. « Je parie que c’est Thomas », se dit-elle en attrapant son portable. En effet, elle a reçu un texto de celui qu’elle part rencontrer à Lyon. « Prête pour le départ ? », lit-elle. « À la gare. J’attends mon train. Départ dans 20 minutes », répond Léa. Son correspondant ajoute : « Bon voyage ! J’ai hâte de te voir ». Elle termine l’échange par « moi aussi ! », accompagné de plein de petits cœurs. Un peu plus tard, un coup d’œil au tableau lui indique le quai de son TGV qu’elle rejoint d’un pas si rapide qu’elle bouscule un homme au passage.

—  Euh… Désolée… Pardon !

L’autre se retourne et avec un sourire lui répond « pas grave ! » et poursuit son chemin.

Après avoir trouvé son siège, Léa n’est pas mécontente de pouvoir enfin se poser et de repenser tranquillement, tout en croquant dans son casse-croûte, à la raison de son voyage. Trois mois plus tôt, elle a fait la connaissance de Thomas, trente ans, sur un site de rencontres. Il vit à Lyon et y travaille comme informaticien dans une société de communication. La jeune femme est pour sa part depuis un an et demi, chargée de communication dans un cabinet d’architectes. C’est la similitude de leur secteur d’activité qui les a d’abord amusés puis rapprochés ; là où Léa y a décelé un signe du destin, Thomas, quant à lui, n’y a vu que le fruit du hasard, une pure coïncidence. Tous deux ont commencé à échanger emails, textos, puis coups de téléphone, pour finir par de longs appels vidéo sur WhatsApp. Ils ont appris à mieux se connaître et ont convenu d’un commun accord qu’il était peut-être temps de « se voir en vrai ». Les ponts du mois de mai sont l’occasion pour elle de s’absenter de son travail et d’entreprendre cette escapade.

Tout en regardant par la fenêtre défiler le paysage, Léa se sent excitée par la perspective de rencontrer enfin celui qui, au fil des semaines, fait de plus en plus vibrer son cœur. Cependant, elle ne peut dissimuler une certaine appréhension tout de même. On ne se comporte pas de la même façon cachée derrière son écran de téléphone et lorsqu’on se retrouve en face de la personne. « Et si finalement le feeling n’était pas le même quand je vais l’avoir en face de moi ? » s’inquiète la jeune femme en proie à des sentiments contradictoires.

Un peu d’agitation dans le couloir attire son attention. Une passagère aux cheveux grisonnants se dirigeant probablement vers les toilettes croise un homme arrivant dans l’autre sens, encombré de son sac à dos. L’espace d’une seconde, Léa a l’impression de l’avoir déjà vu. Ces boucles blondes et cette barbe lui rappellent vaguement quelque chose. Au même instant, le type se déplace pour laisser passer la dame et son regard rencontre celui de Léa assise près de là. Elle reconnaît le sourire qu’il lui adresse : c’est le gars qu’elle a bousculé sur le quai de la gare tout à l’heure ! Timidement, elle lui rend son sourire et se replonge dans la contemplation du paysage. « Plutôt mignon ! », se dit-elle, amusée, avant de revenir à ses préoccupations du moment : ce prochain face-à-face avec Thomas. « Et si c’était enfin le bon ? On s’est trouvé plein d’intérêts communs ; ça peut très bien marcher entre nous, y a pas de raisons… »

Après plusieurs échecs amoureux, à vingt-huit ans la jeune femme désespérait de rencontrer celui avec qui elle aurait envie de passer le restant de sa vie. Puis sa meilleure amie Pauline l’a inscrite sur ce site et en quelques jours, elle croisait « virtuellement » le chemin de Thomas. Brun, les yeux marron, allure sportive, il lui a plu tout de suite, même en photo ! « Dommage qu’il vive à Lyon », s’est-elle lamentée auprès de Pauline à qui elle a raconté les premiers échanges. Puis peu à peu, elle a fini par se dire que de toute façon, elle n’avait jamais envisagé de passer toute son existence dans la capitale ; elle aspirait à une qualité de vie plus paisible. Et d’un autre côté, son travail ne l’emballe pas plus que ça, une l’ambiance pas très agréable, alors l’idée d’en partir après tout commençait à mûrir dans sa tête. « Si tout se déroule comme je le souhaite avec Thomas, je viendrai volontiers m’installer à Lyon », s’enthousiasme Léa.

Mais pour ne pas griller les étapes, elle a prévu de séjourner chez Sandra, une amie d’enfance vivant là depuis quelques années. Cette dernière habite en collocation à la Croix-Rousse et l’une des chambres vient de se libérer ; elle ne sera pas relouée avant juin alors Sandra lui a proposé de l’héberger. Une troisième est occupée par un homme, mais elle n’en sait pas plus à son sujet. La quatrième colocataire est partie dans sa famille cette semaine. « Puis, peut-être n’aurais-je pas besoin de rester avec eux bien longtemps », se plaît à extrapoler la jeune femme amoureuse qui se voit déjà terminer ses petites vacances chez Thomas.

L’envie d’un café la conduit à la voiture-bar où nombreux sont les passagers qui ont eu la même idée. Elle se faufile entre eux et parvient au bout de longues minutes à se faire servir. Avant de regagner sa place, elle savoure sa boisson tout en observant les gens autour d’elle. Un peu plus loin, un homme de dos semble scotché à l’écran de son ordinateur ouvert sur la tablette. Mais cette silhouette lui paraît familière. « Encore lui ? », s’étonne Léa en reconnaissant celui croisé déjà à deux reprises depuis qu’elle est arrivée à la gare. Au même instant, le voyageur referme son ordinateur, le fourre sans son sac à dos et se retourne lorsque son regard tombe sur celui de Léa, qui sent soudain la chaleur lui monter aux joues. L’inconnu lui sourit pour la troisième fois de la journée et quitte le wagon. Il faut quelques secondes à la jeune femme pour reprendre ses esprits avant de rejoindre sa place.

Le train se rapproche de Lyon. Léa se remémore l’organisation de l’après-midi. Se rendre chez Sandra qui sera chez elle puisqu’elle y télétravaille aujourd’hui. À 18 heures, retrouver Thomas au Grand Café des Négociants. Elle a déjà enregistré le trajet en métro sur son téléphone. Plus la capitale des Gaules se profile à l’horizon, plus la jeune femme se sent fébrile. C’est la première fois qu’elle se lance dans une aventure pareille. Heureusement, elle ne sera pas complètement perdue dans cette ville inconnue puisque son amie d’enfance est là pour l’accueillir.

Sandra et Léa se sont jetées dans les bras l’une de l’autre une fois la porte refermée. Quatre années qu’elles ne s’étaient pas revues depuis que la première a quitté Paris. Puis la pandémie du Covid a suspendu toutes retrouvailles. Elles ont des tas de choses à se raconter. « Et ton travail ? », se préoccupe Léa en apercevant l’ordinateur dans un coin de la pièce, plusieurs papiers éparpillés autour.

—  T’inquiète ! Je finirai ce soir.

Les deux amies discutent depuis un moment lorsqu’un bruit de clé dans une serrure se fait entendre.

— C’est Lucas qui rentre, annonce Sandra.

— Lucas ?

— Lucas, mon coloc’.

—  Ah, oui…

Les deux jeunes femmes tournent leur regard vers le couloir qui mène à l’entrée et soudain apparaît l’homme du train qui stoppe net en reconnaissant Léa assise dans le canapé. Celle-ci est à son tour comme figée sur place. Sandra est sur le point de dire bonjour lorsqu’elle se ravise, réalisant qu’il se passe quelque chose d’étrange à cet instant.

—  Sal… euh… Mais, vous vous connaissez ? lance-t-elle intriguée, les dévisageant tour à tour et ne comprenant pas leur mine ahurie à tous les deux.

—  Euh, non ! répond Léa.

— Oui, fait en même temps Lucas.

— C’est oui ou c’est non ? Là, je ne comprends plus rien, les interroge Sandra. Faut m’expliquer ce qui se passe.

À peine remise de ses émotions et une fois les présentations faites en bonne et due forme, Léa doit prendre congé pour être à l’heure à son rendez-vous. En se dirigeant vers la station de métro, elle revoit la tête de Sandra qui n’en est pas revenue d’apprendre que ses deux amis s’étaient déjà croisés à plusieurs reprises dans la journée. Lucas a fait l’aller-retour à Paris pour un entretien d’embauche, car on lui propose à la capitale une évolution dans son parcours professionnel en devenant associé dans un cabinet dentaire.

La jeune femme n’est pas mécontente d’avoir laissé les deux colocataires, car, sans toutefois s’expliquer pourquoi, elle a ressenti un certain trouble au côté de ce Lucas, grand blond de trente-quatre ans aux yeux bleus. Après une douloureuse rupture il y a plus d’un an, il a raconté avoir opté pour ce type de logement partagé qui lui convient pour l’instant.

Léa doit rester concentrée sur sa soirée et sa rencontre tant attendue avec Thomas. Un moment décisif pour son avenir va se jouer tout à l’heure. Si la chance est avec elle et si le courant passe entre eux deux aussi bien que lors de leurs échanges depuis trois mois, le grand amour est à portée de main se convainc Léa.

Dix-sept heures cinquante-six, la demoiselle pousse la porte de la célèbre brasserie lyonnaise, déterminée à affronter son destin.

 

Déjà cinq jours que la Parisienne est arrivée à Lyon et la petite flamme ne s’est pas allumée en compagnie de Thomas, en tous les cas, pas encore. Pourtant, le jeune homme est sympathique, agréable, prévenant, en tout point fidèle au Thomas « virtuel » qu’elle a côtoyé jusque-là. Elle s’attendait à une réaction du style coup de foudre, et puis, rien de tout ça. Ils ont passé de bons moments ensemble. La première soirée s’est terminée dans un bouchon lyonnais, restaurant typique de la ville. Le lendemain, le garçon s’est transformé en guide touristique : parc de la Tête d’or, Fourvière, quartier Saint-Jean et la presqu’île n’ont plus de secrets pour Léa dont les pieds sont couverts d’ampoules. Le troisième jour, Thomas a tenu à lui montrer son appartement sur les quais de Saône. Et comme elle le prévoyait, ils ont passé le reste de la journée dans la chambre, un moment dont Léa a rêvé tant de fois. Même si elle y a pris du plaisir, elle avait dû placer ses attentes si haut que leurs ébats l’ont un peu déçue. Prétextant ne pas vouloir aller trop vite dans leur relation, elle a préféré rentrer dormir chez Sandra.

Chez Sandra et Lucas.

Car elle doit bien reconnaître qu’après des heures en compagnie de Thomas à arpenter les rues de la ville, à déjeuner dans des petits bistrots et deux après-midi chez lui, dans son lit, elle est heureuse de retourner à la Croix-Rousse retrouver son amie d’enfance.

Son amie d’enfance et Lucas.

Surtout Lucas.

Elle se sent comme attirée par cet homme dont elle connaît cependant si peu de choses. Tout ça la trouble, car elle n’est pas venue à Lyon dans ce but. Elle était là pour confirmer son élan amoureux pour Thomas dont elle sait tout de lui grâce aux interminables conversations depuis trois mois. Et voilà qu’un inconnu dans un train a bouleversé tous ses plans. « Mais que dois-je faire ? », se désespère la jeune femme, sans toutefois raconter à Sandra la raison de son tourment.

Pour ses deux dernières soirées à Lyon, Léa n’a pas vraiment envie de longs tête-à-tête avec Thomas qui lui propose de rester la nuit chez lui, ce qu’elle ne peut décemment refuser. Alors, elle lui suggère de se retrouver tous les quatre pour dîner ensemble dans des restaurants du vieux Lyon.

—  Tu comprends, je ne vais pas revoir Sandra avant une éternité, j’aimerais bien passer encore un moment en sa compagnie. Et ce sera l’occasion pour toi de faire sa connaissance et celle de son coloc.

Contrarié, mais souhaitant faire plaisir à celle qu’il considère déjà comme sa nouvelle chérie, Thomas accepte sans discuter. Ce qu’il ignore en revanche, ce n’est pas vraiment Sandra qui manquera à Léa à son retour à Paris, mais le beau Lucas…

 

Rentrée à la capitale, Léa trouve tous les prétextes pour espacer les appels vidéo de Thomas. Elle a compris aussitôt après être montée dans le train que ce ne serait pas lui l’homme de sa vie. Sentiment qui s’est confirmé dès qu’elle a reçu un SMS au bout d’une heure de trajet, d’un expéditeur inconnu : « J’ai demandé ton numéro à Sandra. Je reviens à Paris dans quinze jours pour rencontrer mon futur associé. J’aimerais bien te revoir. Lucas ».