L’auteur vous avait promis de faire la connaissance de Bob Trump, créé lors d’un exercice de la Masterclass d’écriture d’Eric-Emmanuel Schmitt : imaginer un personnage à partir d’un nom. Et bien, le voilà !

Bob Trump

    — Eh, M’man ! Écoute ma nouvelle chanson ! Elle déchire !

— Non, laisse-moi me reposer, j’suis crevée. Une autre fois…

— Celle-ci, j’suis sûr, elle va cartonner sur YouTube ! Bientôt la célébrité !

— Si tu le dis… En attendant, t’as fait tes devoirs ? Tu ferais mieux de penser à l’école au lieu de perdre ton temps avec ces bêtises. Je te rappelle que t’as ton CAP dans quatre mois. Si tu crois que ce sont tes chansons qui te feront vivre…

— Mouais, bon, ça va…

Léonard quitte le salon pour retourner s’enfermer dans sa chambre. Il était plein d’enthousiasme à l’idée que sa mère découvre son nouveau texte, mais le voici une fois de plus très déçu de constater que sa famille accorde si peu d’intérêt à ses créations. « Pfft, ils n’y connaissent rien, ils ne savent pas ce que c’est que le talent… Mais un jour, ils verront bien qui est le meilleur rappeur ! », se console le garçon.

Voilà deux ans que Léonard s’est mis à coucher sur le papier son quotidien, qu’il transforme en chansons, plus précisément en ce qu’il croit être de futurs tubes de rap. Parfois, il les fait lire à ses copains à l’école qui se moquent ouvertement de lui, car, sans compter les fautes d’orthographe, ils ne saisissent pas toujours le sens des paroles. « C’est de la poésie, mec ! Faut pas chercher à comprendre », rétorque l’artiste en herbe.

Rien ne prédestinait le jeune Léonard à l’écriture, car il est tout sauf un intellectuel. Après trois redoublements, deux en primaire puis sa troisième au collège, il a été orienté vers un CAP de plomberie. Ses parents n’ont pas fait non plus de grandes études ; Robert, le père est chauffeur routier et Arlette, la mère, caissière dans le Carrefour Market du quartier. Jennifer, sa sœur aînée a quitté l’école à dix-sept ans et travaille depuis trois ans comme vendeuse chez Gemmo. Le dernier de la fratrie, Jules, suit sa première année de CAP boulanger. La famille vit dans un HML d’une petite ville de province, à une heure de Lyon.

Comme beaucoup de jeunes de sa génération, Léo, comme on l’appelle le plus souvent, a été nourri aux émissions de téléréalité ; il s’est surtout passionné pour celles qui lancent la carrière de nouveaux talents dans le monde de la chanson. Et de là, lui est venue une révélation : il sera chanteur lui aussi. Il se convainc que pour du rap, nul besoin de posséder la voix de Florent Pagny qu’il découvre dans son programme fétiche. La sienne, un peu rauque, fera l’affaire. Il reste à trouver l’inspiration, qui n’est pas toujours au rendez-vous. Alors il se décide à écrire tout ce qui lui passe par la tête. Des banalités sans grand intérêt. Mais il s’accroche, persuadé de bientôt concurrencer Jul, son artiste préféré. Ensuite, il se fait aider par son ami Kevin pour installer sur son ordinateur un logiciel qui lui permet de créer des accompagnements musicaux relativement basiques.

— Bon, c’est prêt ! Me demande pas de te jouer du Mozart, mais pour tes textes, on devrait s’en sortir.

Et puis, à force de répéter dans sa chambre, au grand dépit de son entourage, il se croit en mesure de passer à la vitesse supérieure s’il souhaite atteindre rapidement la notoriété. Conscient de la portée des réseaux sociaux, il décide de poster des vidéos sur Facebook pour se faire connaître et surtout avec l’espoir que des gens du métier le repèrent. Les commentaires ne tardent pas à tomber : « C’est nul, ce que tu chantes ; t’as pas de voix ; tes textes sont débiles… ». Cependant, cela ne décourage pas Léonard, habitué aux moqueries depuis sa plus tendre enfance, à commencer par celles liées à son prénom : une lubie de sa mère après avoir vu au cinéma le film Le Da Vinci Code. Elle s’était juré d’appeler son premier fils Léonard. Mais le pire a été son nom de famille : Fotichon. Autant dire que dans la cour de l’école,  on l’a très vite affublé d’un sobriquet qu’il a traîné comme un boulet toute sa scolarité : Faux nichon. Mais qu’importe, il est persuadé qu’il peut percer dans ce milieu. « Ils y arrivent bien ceux qu’on voit à la télé, pourquoi pas moi ? », répète sans cesse l’apprenti chanteur crédule à ses parents peu convaincus.

Lorsque Jenny rentre du travail, il insiste pour qu’elle lise son nouveau texte.

— J’ai pas encore fini l’arrangement, mais voilà les paroles.

— Bon, si tu y tiens, répond la jeune fille plus amusée par la lubie de son frère que persuadée de son talent. Montre-moi ça.

Yo, yo, check ça, ouais, ouais,

C’est l’histoire d’un gars, un peu ringard, ouais, ouais,

J’suis dans la banlieue, loin des paillettes,

Ma vie, mec, c’est du rap sans étiquette.

Le matin, je me lève, y a pas d’réveil qui sonne,

Je mets mes Reebok, je sors, personne me questionne,

Mon quartier, ouais, c’est pas les Bahamas,

Mais j’rappe comme si j’étais dans un palace, haha.

Au bout du second couplet, dépitée, Jennifer lui rend la feuille.

— Franchement, tu crois vraiment que c’est bon ? Mon pauvre Léo, arrête de rêver, t’es pas un rappeur. Ça vaut rien, ton truc. Tu vas encore te taper la honte si tu postes une nouvelle vidéo sur Facebook. Les seuls like que tu récoltes, ce sont des gamines qui te trouvent mignon, mais pour le reste…

En effet, Léonard a au moins ça pour lui, un physique agréable : grand blond aux yeux bleus qui lui donneraient toutefois plutôt l’air de ressembler à un poète mélancolique du XIXe siècle qu’à un rappeur rebelle et contestataire de 2023.

Et tant pis si personne ne reconnaît ici ses capacités à déclamer son quotidien, ses colères, ou ses aspirations. Il s’accroche à son obsession et se met à imaginer d’autres horizons où tout deviendrait réalisable.

— Un jour, j’irai en Amérique ! annonce-t-il, très fier de lui, à Jules. Là-bas, je suis sûr que je serai compris et admiré de tous.

— Mais, tu parles pas anglais… Comment tu feras pour chanter ?

— Euh…, ouais, ben j’apprendrai, c’est tout !

Léonard finit par croire son rêve possible ; un jour il sera repéré sur les réseaux sociaux et il deviendra célèbre et riche. Il ira faire fortune aux States où il sera une grande star entourée des plus belles filles du pays. Il a déjà réfléchi au pseudo qu’il prendra pour sa future carrière. Car bien, sûr, pas question de conserver son nom. « Léonard Fotichon sur mes futurs albums ? Non, il faut un truc qui en jette, un nom qui inspire le respect, qui fera de moi un personnage important. Peut-être même que les gens penseront que je suis parent avec l’autre… Ouais, je pourrais toujours laisser croire qu’il s’agit d’un cousin éloigné. Pour la pub, ce serait bon ça ! C’est décidé, mon pseudo d’artiste, je l’ai trouvé : ce sera Bob Trump ! »