Masterclass d’écriture d’Eric-Emmanuel Schmitt – exercice 3

Voilà un autre des textes rédigés au cours de la Masterclass d’Eric-Emmanuel Schmitt.
Nouvel exercice, nouvelle consigne : Imaginer ce que pourrait être un personnage à partir d’un seul nom : aujourd’hui, faites connaissance avec Adriana Pitelberg.
Dans quelques jours, l’auteur vous fera découvrir un second personnage, nommé Bob Trump !

La Comtesse Adriana Pitelberg

— Mes hommages, Madame la Comtesse. Bienvenue à l’hôtel du Louvre !
— Bonjour Victor.
— Madame la Comtesse a-t-elle fait bon voyage ?
— Très long, comme toujours, mais enfin me voilà !
L’homme interpelle un groom non loin de là afin qu’il s’occupe des malles de la cliente sans tarder.
— Si Madame la Comtesse veut bien m’accompagner, je la conduis à sa suite. La même que celle de l’an passé, selon votre souhait, bien entendu.
— C’est parfait, Victor. Allons-y, j’ai grand besoin de me reposer.

Comme chaque année depuis le décès de son époux en 1875, la Comtesse Adriana Pitelberg prend ses quartiers d’hiver sur la French Riviera en descendant dans ce palace de Menton. Elle quitte pour plusieurs mois son hôtel particulier du Marais à Paris pour profiter de la douceur du climat méditerranéen, très prisé par nombre d’aristocrates venus de toute l’Europe.
— Victor, savez-vous si Lady Graham est arrivée ?
— Pas encore, Madame la Comtesse, mais nous l’attendons d’un jour à l’autre. Et si je puis me permettre, le Duc et la Duchesse de Vermont s’impatientent de retrouver la Comtesse.
— Ah, ces chers de Vermont ! Quel plaisir de les revoir, en effet !
Ses séjours dans le sud de la France sont l’occasion pour la Comtesse Adriana Pitelberg d’élargir son cercle de relations qui comptent des personnes de haut rang dans divers pays. Elle y côtoie également des peintres et des écrivains qui résident quelque temps dans la région.

D’origine française, Adriana de Volnay grandit dans une famille noble de propriétaires terriens bordelais qui se sont fortement enrichis grâce à leurs vignobles dans la région du Médoc ainsi qu’à la réputation de leur vin classé « Grand cru » en 1855. La jeune fille y passe les premières années de sa vie à courir et s’amuser dans le parc du domaine, le Château Volnay, en compagnie de ses quatre frères. Trop souvent, elle partage avec eux leurs activités de garçons, pas vraiment dignes d’une demoiselle de son rang, se désespère sa mère. Précepteurs et préceptrices se succèdent sans toutefois parvenir à canaliser l’énergie de la fillette qui préfère aller s’écorcher les genoux et salir ses robes en jouant à cache-cache dans les vignes plutôt que de se morfondre devant ses travaux d’aiguille.
Alors, dès l’âge de dix ans, elle est envoyée dans un pensionnat à Bordeaux où, sous la surveillance très stricte des religieuses et grâce à leur enseignement rigoureux, Adriana apprend à refréner son dynamisme et sa joie de vivre afin de se préparer à son futur rôle d’épouse au sein de la société aristocratique.
Cette éducation, où morale et religion occupent une place importante, porte ses fruits et, à la sa sortie du pensionnat, Adriana de Volnay, rentrée dans le moule, peut enfin faire ses débuts dans le monde. À seize ans, elle est devenue une belle jeune femme dont les yeux bleus attirent le regard des messieurs. Elle a appris l’art du port de tête altier. Ses chapeaux, recouvrant son abondante chevelure blonde et bouclée, sont toujours ornés de rubans assortis à ses élégantes tenues. Et sa conversation est plaisante. Des atouts non négligeables pour trouver un bon parti à épouser et qui ravissent sa mère, en quête d’un mari pour sa fille.
Lors d’un bal chez des amis, la famille de Volnay y croise le Comte Rodolphe Pitelberg, venu depuis la Belgique, où il vit, pour plusieurs semaines de villégiature sur la côte atlantique. Ce dernier tombe sous le charme de la jeune Adriana âgée alors de dix-sept ans. Ses parents mettent tout en œuvre pour que la demoiselle maintienne le contact avec son prétendant, de quinze ans son aîné et reparti dans son pays à la fin de ses vacances. Après une abondante correspondance et quelques allers-retours du Comte dans le Bordelais, le mariage est enfin célébré en juillet 1868. Adriana de Volnay, devenue Comtesse Pitelberg, quitte sa région natale pour Liège en Belgique. Rentier, vivant des revenus de ses très nombreuses terres, le Comte assure une existence aisée à sa jeune épouse qui s’installe dans la vie rangée et distinguée à laquelle on l’a préparée. Une vie toutefois assez routinière, rythmée par les dîners mondains, les bals de charité, les soirées au théâtre et la naissance de leurs filles, Joséphine et Alice.
Les joyeux moments passés au Château Volnay, à courir dans les vignes et à grimper aux arbres avec ses frères, semblent désormais si lointains. Lors de discussions entre dames de la bonne société, la Comtesse n’ose évoquer sa jeunesse et ses jeux turbulents de garçon, de peur de choquer autour d’elle. Elle a un rang à tenir dorénavant ; raconter ces souvenirs-là ne serait pas digne de la personne qu’elle est devenue. Alors elle s’invente une enfance de petite fille modèle et ainsi, les années passent où elle s’efforce de se conformer au rôle qu’on lui a confié.

Lorsque le Comte Pitelberg, âgé de quarante et un ans, est emporté par la tuberculose, il laisse sa veuve à la tête d’une colossale fortune, la mettant à l’abri du besoin. Après les convenances de la période de deuil, la Comtesse revient vivre en France et décide de s’installer à Paris, souhaitant conserver cette toute nouvelle indépendance tandis que sa famille espérait son retour sur les terres bordelaises. Pour pouvoir voyager à sa guise sans entrave, elle envoie ses filles dans un pensionnat en Suisse.

Et depuis la disparition de son époux, la Comtesse profite de la vie que lui offrent son rang et ses moyens financiers. Voilà donc le cinquième hiver dans le Sud où l’aristocrate a pris ses habitudes et un troisième séjour à Menton après les deux précédents à Nice. Elle y trouve l’existence plus légère qu’à Paris. Elle se sent comme libérée du carcan des obligations dues à sa situation. Elle court les bals, les réceptions et s’aventure jusqu’aux tables de jeux du casino lorsqu’elle n’assiste pas à un concert ou à tout autre spectacle destiné à divertir les résidents de passage pour la saison.
Il lui est même arrivé d’avoir des amants d’un soir ou pour plusieurs semaines afin de la distraire pendant ses séjours dans les Palaces, des aristocrates qui comme elles sont en quête de sensations et peu à cheval sur les conventions. Toutefois, elle prend garde de ne jamais choisir sa prochaine conquête parmi les époux de ses meilleures amies. Un reste de morale de sa lointaine éducation religieuse ?

Si la clientèle huppée de l’hôtel du Louvre l’avait connue dans sa prime jeunesse, elle en conviendrait que depuis son veuvage, la belle et légère Adriana s’est peu à peu débarrassée du poids de son rôle de Comtesse Pitelberg.