Romancière
Toujours dans le cadre des exercices de cette masterclass, l’auteur vous dévoile un nouveau texte.
La consigne était la suivante :
Ecrire une nouvelle à chute. Un homme part en voiture en vacances avec sa femme, sa belle-mère et ses enfants. Image d’une belle famille réunie. Or soudain l’homme sent sous son pied une chaussure de femme, un escarpin. Et là, tout d’un coup, panique, il sait très bien qu’il a trompé son épouse dans cette voiture avec une femme qui portait des escarpins. Alors, il va falloir qu’il fasse quelque chose pour faire disparaitre l’escarpin.
La chute : arrivée à destination, la belle-mère sort de la voiture et dit ; « je ne comprends pas, je ne trouve plus ma chaussure ».
L’escarpin noir
Des semaines que l’on programme nos vacances d’été et ça y est, le grand départ est arrivé. Ce matin, nous avons tous embarqué de bonne heure dans la C5 : Céline mon épouse, Cloé et Marius nos deux enfants et ma belle-mère que nous avons prise au passage. Direction la Provence. Nous avons trouvé une maison à louer pour dix jours sur Airbnb, avec piscine, du côté de Saint-Rémy. Repos, ballades dans la région, apéro le soir au son des cigales, voilà ce qui m’attend. Je pense que les enfants ne décolleront pas de la piscine quand ils ne seront pas sur leurs écrans de téléphone. Céline et sa mère arpenteront tous les marchés de producteurs locaux et nous concocteront de bons petits plats. Pourvu qu’elles me laissent tranquille, c’est le principal, car j’ai besoin de décompresser. L’année a été plutôt compliquée au bureau.
L’autoroute commence à se charger de vacanciers qui descendent dans le Sud. Les enfants sont absorbés par des vidéos qu’ils regardent sur leur téléphone. Ça les occupe bien, ils ne pensent même plus à nous demander à tout bout de champ « on arrive bientôt ? » Un coup d’œil dans le rétro me confirme qu’Yvette, leur grand-mère assise derrière moi, s’est assoupie. On ne l’entendait plus depuis quelque temps. Céline est plongée dans la lecture d’un guide touristique. Par moment, elle relève la tête pour m’annoncer qu’il faudra qu’on aille visiter les Beaux de Provence et le village de Gordes. Et puis Fontvielle, pour découvrir le moulin d’Alphonse Daudet. Et tout autre lieu qui attise sa curiosité.
— Tu sais qu’on ne reste que dix jours ; crois-tu avoir le temps de voir tout ça ? finis-je par lui demander.
Elle me sourit et m’explique que ce sont des coins super chouettes, d’après son guide. Certainement, mais pourvu qu’elle ne me fasse pas faire de la route tous les jours… Je suis en vacances pour me reposer. Sans parler que nos deux ados en auront vite marre de jouer les touristes. Bref, on verra bien… Chaque chose en son temps.
— Sébastien, attention ! s’écrie soudain Céline effrayée par un véhicule qui s’intercale entre notre voiture et celle de devant.
— Non, mais je te jure, tu l’as vu cet abruti qui vient de se rabattre juste devant la bagnole ?
J’ai dû freiner si brusquement que j’en ai réveillé la belle-mère. Heureusement que personne ne nous collait à l’arrière sinon c’était l’accident à tous les coups.
— Mais que se passe-t-il ? demande Yvette.
— Ce n’est rien, Maman ; un chauffard, un de plus. C’est à cause de types comme celui-là qu’il y a tant de drames sur les autoroutes.
Je dois avouer que j’ai eu une petite frayeur tout de même. Mon rythme cardiaque en a pris un coup, mais heureusement, je sens qu’il s’apaise.
Les enfants ont à peine levé le nez de leurs écrans. Marius en a profité pour poser la question qui tue :
— On arrive quand ?
— Bientôt mon Chéri, lui a répondu sa mère.
Puis le calme est revenu ; Yvette a refermé les yeux, prête à se rendormir. Céline s’est à nouveau penchée sur son guide et moi, je me suis concentré sur ma conduite.
Tiens, c’est quoi ce truc sous mon siège ? Sûrement quelque chose qui a dû se déplacer lors du coup de frein. Je devrais arriver à le sortir de là-dessous avec mon pied gauche pour voir de quoi il s’agit. Voilà… C’est ça… Encore un peu… Mais, c’est une chaussure ? Qu’est-ce qu’elle fout là ? Oh merde ! Manquait plus que ça !
En découvrant cet escarpin noir, je devine instantanément à qui il appartient. Surtout, que personne ne l’aperçoive sinon, c’est la cata ! Car si ma femme apprend que je l’ai trompée avec une autre, bonjour les vacances… Moi qui rêvais de farniente, le programme pourrait subitement virer au drame. Et là, pour le coup, toute la famille serait au courant, les enfants, ma belle-mère. Bon sang, j’ai vraiment déconné… C’était quand déjà ? Il y a deux semaines, dans ces eaux-là. Une soirée entre potes comme on en fait parfois, et ce jour-là, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais ça a dérapé. La première fois en seize ans de mariage. Mais quel con ! C’est vrai qu’on s’en est jeté plusieurs derrière la cravate ! Et puis cette fille est arrivée. Il me semble que parmi nous, quelqu’un la connaissait ; c’est comme cela qu’elle s’est retrouvée à notre table. J’ai oublié son prénom ? Lisa ? Nina ? J’sais plus… Aucune importance. Mais je dois bien admettre qu’elle était mignonne. Elle a bu quelques verres avec nous puis m’a demandé si je pouvais la raccompagner lorsqu’on a tous quitté le pub. Elle était passablement éméchée. De mon côté, légalement je n’aurais pas dû reprendre le volant, mais je sentais que ça allait, alors j’ai accepté de la reconduire chez elle. La fille a commencé à me draguer ouvertement. Et je ne sais pas ce qui m’a pris, je suis rentré dans son jeu et au premier feu rouge, je me suis mis à l’embrasser sans qu’elle me repousse. Autant dire qu’elle n’attendait que ça. Après avoir dirigé la voiture dans une sombre ruelle, coupé le moteur, c’est elle qui s’est jetée sur moi avant même que je prononce un mot. Je n’avais pas fait ça dans une bagnole depuis mes vingt ans. Pas évident quand on est habitué à plus de confort. Alors, je ne me suis pas éternisé, je crois bien que ça m’a dessaoulé. Une fois rhabillé, je n’ai pas traîné à la déposer en bas de chez elle. Elle a insisté pour me laisser son numéro de téléphone écrit à la hâte sur un papier de chewing-gum que j’ai balancé par la vitre aussitôt arrivé au coin de la rue. Mais elle devait vraiment se tenir une sacrée cuite pour ne pas s’être aperçue qu’il lui manquait une chaussure. Et moi franchement, je n’ai pas fait attention, trop pressé que j’étais de me sauver de là. Maintenant, il faut que je me débarrasse de cette godasse le plus discrètement possible.
Alors, l’air de rien, j’annonce à la cantonade :
— Je propose une pause pipi, ça intéresse quelqu’un ?
— Oui, bonne idée ! fait Céline.
— On pourra s’acheter un truc à boire, lance Cloé ?
— Non, moi ça ira, déclare Yvette. Je garderai la voiture pendant que vous serez tous sortis.
Bon Dieu ! Faut que je trouve vite une solution pour attraper la chaussure sans attirer l’attention de ma belle-mère. En attendant, je la repousse délicatement avec mon pied pour la cacher sous mon siège. Il y a une aire de repos dans quinze kilomètres, ça me laisse le temps de résoudre mon problème.
Ça y est, tout le monde est sorti de l’auto, sauf la mère de Céline qui, bien sûr, ne fait jamais les choses comme tout le monde.
— Regardez, les toilettes se trouvent sur la gauche.
— Moi je vais voir ce qu’ils ont comme boissons.
— Ah mince, j’ai oublié mon portable dans la voiture, je reviens. Ne m’attendez pas, je vous rejoins à l’intérieur.
Voilà, la première étape du plan qui se déroule au poil ; reste maintenant à déjouer la vigilance d’Yvette.
— Tiens, Sébastien, vous revoilà déjà ?
— Je n’ai pas mon téléphone… il a dû tomber sous mon siège… En effet, le voici, je l’ai ! dis-je tout sourire en me relevant et en brandissant triomphalement l’appareil que je viens d’extirper de ma poche. Avec l’autre main, j’ai rapidement caché l’escarpin sous ma chemise. Heureusement qu’il ne n’agissait pas d’une botte, parce que cela aurait bien compliqué la manœuvre.
— À tout de suite !
Et je me détourne aussitôt du véhicule pour me diriger à nouveau vers le bâtiment. Céline et les enfants ne sont plus en vue, tant mieux. Je m’approche d’une poubelle, m’assure que notre voiture est assez éloignée, glisse mes doigts sous mon vêtement, attrape la chaussure et la jette dans les ordures. Désolé pour le tri, ils n’ont pas prévu de container « spécial godasses » ! Quel soulagement ! Enfin je respire. Débarrassé de cet encombrant objet, témoin d’une incartade qui n’aurait jamais dû se produire et qui aurait pu bousiller nos vacances. C’est comme si cela n’avait jamais existé.
Deux heures plus tard, nous arrivons à destination. La maison se trouve au bout de cette impasse. Les enfants s’impatientent.
— Dis M’man, on pourra se baigner tout de suite ?
— Oui, peut-être, mais en attendant, rangez toutes vos affaires dans vos sacs.
— Quelqu’un aurait-il vu ma chaussure ? s’inquiète Yvette qui s’agite ; je m’étais déchaussée, car j’avais chaud aux pieds, mais je ne comprends pas, je n’en retrouve qu’une seule…