Extrait du « Château des Tourandelles » en hommage à la guerre de 14-18

En cette période de l’année où l’on commémore l’armistice du 11 novembre 1918, voici un chapitre du troisième roman de Valérie Pointet, paru début 2014 : »Le Château des Tourandelles », une saga familiale qui promène le lecture dans l’Histoire, à partir des années 1850.

 

Été 1916

       Sur des kilomètres à la ronde, le paysage n’affiche que désolation. C’est un no man’s land, soumis aux tirs d’artillerie des deux camps. L’endroit est percé de trous d’obus, jonché de débris en feu ou recou­vert de boue collante, les jours de pluie. Les poilus vivent là, retran­chés dans les galeries, parmi les rats, les poux, les cadavres de leurs camarades morts ou des corps agonisants. Une chape de plomb semble avoir remplacé le ciel pour toujours.

Le jeune Varvarande a été incorporé en avril 1915 et a d’abord fait ses classes à l’arrière. Voilà maintenant près d’une année qu’il est arrivé sur le front pour prendre la relève de soldats épuisés ou blessés. Les besoins en hommes deviennent grandissants, tant les énormes pertes s’accumulent. Tous les jours, il remercie de Seigneur d’être encore en vie. Atteindra-t-il à l’automne son vingtième anniversaire ?

Claudine Varvarande a vu partir son fils aîné la mort dans l’âme. Puis la guerre lui a enlevé son époux. En effet, ce dernier est tombé sous les balles allemandes lors de la prise du fort de Douaumont, aux portes de Verdun, cible stratégique convoitée par l’ennemi. Cela s’est déroulé le 25 février de cette année. Il défendait la place avec une soixantaine de membres du Régiment d’Infanterie territoriale, formation militaire pour des individus comme lui, d’un âge ne leur permettant plus de se retrouver en première ligne. Maurice n’avait pas revu son père depuis son incorporation. Sa mère tremble désor­mais jour et nuit pour lui et prie sans relâche pour que cette effroyable tuerie cesse avant que le dernier de ses fils ne soit apte à son tour.

Depuis mars, des combats acharnés se livrent sur les deux rives de la Meuse. L’offensive allemande qui part de Douaumont se heurte à une défense française, donnant lieu à une véritable boucherie sangui­naire. Malgré les troupes tricolores qui passent de cent cinquante mille hommes au début de la bataille en février, à cinq cent vingt-cinq mille en avril, l’ennemi s’approche de Verdun à la mi-juin.

Le onze juillet, Varvarande, incorporé au 167ème régiment d’infanterie, participe aux assauts destinés à repousser l’attaque alle­mande au Fort de Souville[1]. Dès six heures du matin, il est engagé dans un furieux affrontement au corps à corps avec l’opposant qui a pénétré les lignes françaises, prenant les soldats du colonel Coquelin de Lisle au dépourvu. Comme à chaque fois, la trouille au ventre et les intestins retournés par la dysenterie à cause de la nourriture, le jeune Maurice quitte la tranchée. La terre vibre sous le pilonnage de l’artillerie. Un masque de protection contre les gaz cache à moitié son visage. Le garçon est étourdi par les cris autour de lui, le sifflement des obus au-dessus de sa tête, les explosions qui s’en suivent, les corps déchiquetés partout omniprésents. Et toujours cette même question qui revient ? Est-ce comme ceci que son père est mort ? Lui ne souhaite pas ça. Hier il a vu tomber son camarade Marcel Poinsart, un type de son âge avec qui il avait sympathisé. Il en est tout retourné. Il n’était encore qu’un gamin, comme lui. Comme tous les autres qu’il a vus aussi périr sous les balles depuis un an. Il sait ses jours comptés, car comment survivre à cette boucherie ? Il a l’âge auquel on a toute la vie devant soi. Alors il ne veut pas crever là comme tous ces cadavres, gisant au sol, transpercé par une baïonnette ou éventré par une grenade. Il souhaiterait tant pouvoir rentrer à la maison et serrer sa mère très fort dans ses bras. Les yeux embués par les émanations du phosgène[2] – ou est-ce par l’envie incontrôlable de pleurer qui le submerge ? – il traîne à l’arrière, de peur de ce qu’il trouvera en face de lui. Mais il se fait vite rabrouer par un officier. Il charge droit devant, son couteau dans une main, son fusil dans l’autre, ainsi que tous ses camarades. Il en voit vaciller près de lui, puis tomber au bout de quelques mètres, comme les petits soldats de plomb de son enfance pas si lointaine. Pour les tuer, il couchait les figurines sur le tapis et poursuivait son jeu, faisant avan­cer ou reculer l’ennemi imaginaire, selon son humeur. Aujourd’hui, il n’est plus question de s’amuser. La vraie guerre, c’est celle-ci, cette bataille inhumaine et dévastatrice qui ressemble à l’enfer.

Varvarande aimerait se cacher et attendre que cette furie se calme. Il aperçoit à plusieurs mètres de là un trou béant creusé par un obus. Des corps enchevêtrés en recouvrent le fond. La tentation de s’y planquer se fait vraiment trop forte. Encore quinze mètres et il atteindra l’endroit. Si d’ici là, il est épargné par les projectiles. Ou s’il ne croise pas la pointe acérée d’une baïonnette ennemie. Dix mètres. Il accélère l’allure. Il sait que ce qu’il s’apprête à faire n’est pas patriotique. Qu’importe ! Cinq mètres. Il n’a jamais voulu cette guerre. Une seule chose l’obnubile pour l’heure : parcourir les quelques pas qu’il lui reste à faire avant de se jeter dans ce trou et attendre que cesse la fureur des humains. C’est pourquoi il ne prête pas attention au sifflement plus fort que les précédents, de l’obus qui arrive dans sa direction et explose en touchant le sol à moins de trente mètres de lui. Celui-ci se soulève dans une gigantesque gerbe où se mêlent terre et corps éjectés par la déflagration. Soudain, une douleur fulgurante lui transperce la jambe gauche, lorsqu’il ne se trouve plus qu’à deux ou trois enjambées de l’abri tant convoité. Il s’écroule en poussant un cri effroyable et s’affale sur des cadavres désarticulés qui, en quelque sorte, amortissent sa chute.

Puis, le trou noir.

 

— Allez, magnez-vous les gars ! Regardez partout pour voir s’il ne reste pas des survivants.

Un groupe d’hommes se fraie un passage entre les morts recou­vrant le sol. Le spectacle qui s’offre à eux n’est que dévastation. C’est le même depuis maintenant deux ans et certains ne s’y habi­tuent toujours pas. Parfois, ils ne parviennent pas à surmonter les haut-le-cœur et vident leurs tripes au milieu des corps déchiquetés.

— Dans cinq minutes, on rentre au camp ; la nuit tombe, on n’y verra plus rien, déclare l’un des soldats, visiblement un gradé.

Le soleil s’est couché depuis maintenant une bonne heure ; de toute façon, il n’a guère brillé en cette journée de bataille. Le ciel était noyé dans la grisaille des fumées, des explosions, rendant l’atmosphère irrespirable, et pas seulement à cause des gaz utilisés par les Allemands.

Pierre Mazard s’apprête à rebrousser chemin, lorsqu’un gémisse­ment parvient à ses oreilles. Il s’arrête et tente de localiser le bruit. Il semble venir de cette masse sombre qui gît à cinq mètres, dans une marre de sang. Il se précipite dans cette direction et aperçoit plusieurs militaires entassés les uns sur les autres. La plainte provient effecti­vement de là. Au même moment, celui qui se tient sur le dessus a l’air de bouger. Mazard s’approche. Il remarque à la hauteur de la cuisse un trou béant où la chair entièrement déchiquetée est à vif. Le reste de sa jambe a disparu. Et pourtant, il est encore en vie. On peut voir sa poitrine se soulever très lentement sous l’effet d’une respiration irrégulière. Mazard se précipite vers le blessé, le retourne délicatement et lui tend une flasque.

— Tiens ! Bois ça mon brave, lui ordonne-t-il en lui relevant doucement la tête pour lui administrer une gorgée d’alcool fort dans la bouche.

En même temps, il s’adresse à ses coéquipiers :

— Par ici ! Vite ! Un brancard !

Le jeune mutilé rouvre les yeux étincelants de fièvre. Leur regard se croise. Mazard sursaute :

— Bon Dieu ! Mais je te connais toi ! Comment t’appelles-tu ?

L’autre murmure d’une voix presque inaudible, obligeant Pierre à s’approcher tout près de lui :

— Va… Varvarande… Maurice Varvarande…

Cet effort lui en coûte, lui qui a résisté des heures durant, dans la souffrance, espérant, priant qu’on le trouve encore vivant. Il a lutté contre l’envie de dormir et de se laisser emporter lentement vers la lumière blanche qu’il a crue si proche. Maintenant qu’il se sait enfin sauvé, ses forces l’abandonnent. Il s’évanouit dans les bras de Pierre Mazard. À cet instant, deux brancardiers accourent vers lui et s’emparent du blessé.

— Et sa guibole, tu l’as vue ? se renseigne l’un d’entre eux.

Pierre hoche la tête.

— Non, à vrai dire, je n’ai pas cherché…

Tous trois regardent autour d’eux, parmi les cadavres entassés là, ou sur le sol, à leurs pieds… Pas de trace de la jambe du jeune soldat.

— Non, y a rien, fait l’un d’entre eux… En tout cas, compte tenu de son état, ils ne le raccommoderont pas. Vous avez vu, tout est broyé, là-dedans… Ils couperont. Pas la peine de chercher plus longtemps.

Résigné, Pierre Mazard acquiesce. Ce qui importe, c’est qu’il soit encore en vie. Enfin, pour l’instant. Secrètement, il prie pour qu’il le reste. Car ce qu’ignorent les deux autres soldats, c’est que ce blessé et lui sont parents.

 

C’est une ancienne abbaye qui a été transformée en hôpital de fortune, à l’arrière du front. La grande salle voûtée qui servait autre­fois de réfectoire aux religieux a été aménagée avec des lits de camp, alignés sur trois rangées serrées. Certaines fenêtres cassées ont été remplacées par des planches de bois. L’air y est irrespirable et non seulement à cause de la chaleur suffocante qui sévit en ce mois de juillet. De toutes parts s’élève une plainte lancinante, comme d’une seule voix, entrecoupée parfois de puissantes quintes de toux, de râles agonisants, de violents vomissements, ou de pleurs étouffés. Il faut avoir ici le cœur bien accroché, parce que ce ne sont que relents d’urine, de sueur et d’excréments, mêlés aux fortes odeurs de chloro­forme. Les infirmières volontaires vont et viennent entre les allées. Habituées dorénavant à ces difficiles conditions, devenues leur lot quotidien, elles ne restent pour autant pas insensibles à la détresse de ces hommes.

Des soldats malades ou blessés, souvent très gravement, occupent toutes les paillasses. Certains gisent là depuis des jours. Or leur état ne permet pas encore de les évacuer. D’autres ne font que de courts passages, le temps d’un bandage ou de points de suture. Puis, il y a les morts, ou ceux qui ne tarderont plus à rendre l’âme immanqua­blement d’un instant à l’autre, relégués dans un coin de la grande salle où ils attendent la venue de l’aumônier pour l’absolution. On a précisément installé le jeune soldat Varvarande dans ce secteur depuis deux jours. Son état déjà très inquiétant lors de son arrivée il y a une semaine, s’est considérablement aggravé à la suite de l’amputation de la partie restante de sa cuisse. L’obus avait vraiment déchiqueté les chaires et pulvérisé les os, au point qu’il a fallu retirer quasiment tout ce qui lui servait de jambe, pour éviter la gangrène. La fièvre ne quitte plus Maurice Varvarande au teint livide et aux joues creuses. Sans connaissance des jours entiers, les médecins se montrent guère optimistes, de sorte que pour libérer un lit, on a décidé de le transférer dans le coin des mourants. « C’est une question d’heures, tout au plus d’un jour ou deux » a annoncé l’un d’entre eux, vêtu d’une blouse maculée de sang.

Pierre Mazard, qui depuis une semaine tâche de venir lui rendre visite tous les jours, le retrouve donc là. En principe, il reste un quart d’heure, guère plus ; quand bien même il en aurait le temps, il finit par gêner les soignants, courant d’un blessé à un autre, dans cette immense salle grouillante. Des brancardiers ne cessent de ramener de nouveaux soldats brisés, brûlés, mutilés ou décédés pendant le transport.

Mazard a laissé entendre autour de lui que tous deux étaient parents, justifiant ainsi sa présence auprès du jeune amputé. « S’il s’en sort, voilà un gamin dont l’avenir est foutu » se désole Pierre, le regard attiré par le vide trop visible causé par l’absence, sous la couverture, d’un des membres inférieurs. Il repense à cette journée tragique d’août 1914. Il le revoit aux côtés de sa mère dans le salon du château des Tourandelles. Le père venait de partir à la guerre. Le fils Varvarande voulait jouer le rôle du maître de maison. À cette époque, toute son existence se profilait devant lui avec sûrement des projets plein la tête. Si son destin lui permet de rentrer chez ses parents, c’est en infirme qu’il franchira les grilles du domaine. Mazard ignore tout du sort des deux frères Varva­rande partis comme lui ce jour d’août 1914. Où se trouvent-ils aujourd’hui ? Sont-ils toujours en vie ? Quoi qu’il en soit, ce type doit s’en sortir. Qu’il y en ait au moins un sur les trois qui réintègre la maison, même avec une seule jambe. « Tiens bon mon gars », lui murmure Pierre à plusieurs reprises. « Accroche-toi ! » ajoute-t-il, priant pour que ses paroles atteignent le cerveau du blessé et le fassent, d’une manière ou d’une autre, réagir. Pensant en effet que Varvarande l’entend réellement malgré son état comateux, Mazard lui parle du pays. Il lui raconte la vigne, lui décrit des paysages de leur Bourgogne, lui dépeint le château. Au bout du deuxième jour, il lui promet de le ramener personnellement chez lui s’il parvient à se rétablir. Cette idée lui est venue subitement à l’esprit, sans réfléchir, sans calculer. Cette décision lui paraît une évidence. Le même sang coule dans leurs veines. Cela suffit à expliquer ce choix. Il doit veiller sur le jeune Maurice comme agirait un grand frère. Il le rendra à sa mère.

En attendant cet hypothétique moment, Pierre Mazard retourne à ses occupations militaires, prie tous les jours dans l’espoir d’une guérison miraculeuse et continue les visites quotidiennes.

[1] Fort de la place fortifiée de Verdun, qui a servi de champs de bataille lors de la bataille de Verdun en 1916

[2] Gaz très toxique à température ambiante, figurant parmi les armes chimiques et gaz de combat à la classe des agents suffocants