Romancière
En cette semaine de rentrée scolaire, Valérie Pointet vous offre un extrait de la biographie d’Eric Barone, du temps où lui-même était un petit écolier….
Morceau choisi….
Vous avez dit « turbulent » ?
— Éric ! Arrête donc de courir et viens me donner la main, on va traverser la rue.
Pierrette Barone peine à canaliser la fougue de son petit garçon de cinq ans, qui sautille comme un cabri le long du trottoir menant à son école. Derrière lui, suit sagement son copain Gérard, sa menotte dans celle de sa maman, elle-même en pleine conversation avec la sienne. Les deux femmes se connaissent depuis des années. Elles ont toutes deux donné naissance à un fils en 1960, à six mois d’intervalle. On pourrait prendre les deux bambins pour des frères tant on les voit toujours ensemble. En réalité, ils sont devenus inséparables. Et pourtant, on les trouve si différents. Le jeune Éric déborde de dynamisme et en épuise plus d’un. Gérard, beaucoup plus réservé, ne rivaliserait jamais avec les initiatives souvent intrépides de son camarade, mais ne rechigne pas bien longtemps à se laisser entraîner par lui.
Comme tous les jours, lorsque Pierrette quitte son fils devant sa classe, après avoir rajusté son bermuda et sa blouse et lui avoir collé un baiser sur chaque joue, elle espère que le petit écolier n’empêchera pas la maîtresse d’enseigner sereinement. Il lui arrive de la plaindre parfois, car pour peu que l’on compte parmi les élèves un ou deux autres garnements, ce ne doit pas être de tout repos ! En attendant, pour le moment, elle va profiter de ces quelques heures de tranquillité avant le déjeuner.
Pierrette regagne l’immeuble du « clan Demond » où sont regroupés sous le même toit, dans six appartements distincts : ses parents, une tante, son frère ainsi que ses deux sœurs avec leurs proches et eux, les Barone, qui logent au dernier étage.
Un après-midi, la mère de famille récupère Éric qui, contrairement à son habitude, trottine bien sagement auprès d’elle, sans broncher, regardant le bout de ses pieds. Inquiète, elle lui demande :
— Quelque chose ne va pas, mon petit ?
Elle l’entend marmonner sans relever la tête :
— Non, maman, tout va bien
Mais elle n’est pas dupe ; il s’est passé quelque chose à l’école et il a dû être puni par la maîtresse. Une fois arrivée à l’appartement, la maman découvre dans les affaires du petit élève un mot rédigé par l’institutrice à l’attention des parents. Elle demande à les rencontrer, si possible demain avant le début de la classe. « Qu’a-t-il encore fait cette fois ? » s’interroge Pierrette, mi-amusée, mi-soucieuse. Néanmoins, si cela avait été vraiment grave, l’enseignante l’aurait interpellée à la sortie. Par conséquent, on doit reprocher aujourd’hui à son fils des agissements relativement anodins. Mais elle veut tout de même s’en assurer. Elle se penche à la fenêtre, depuis le second étage, pour appeler Éric, jouant dans la cour avec sa sœur Corinne, le temps de préparer leur goûter.
Le lendemain matin, Pierrette se rend directement dans la salle de classe afin d’y rencontrer l’enseignante et obtenir sa version des faits. A priori, rien de bien méchant, mais il faut tout de même aller présenter des excuses.
Après les politesses d’usage, l’institutrice rentre dans le vif du sujet.
— Madame Barone, je dois de nouveau me plaindre du comportement du petit Éric. Il perturbe les autres élèves et par conséquent le bon déroulement de leur apprentissage.
— Vous m’en voyez désolée. Quels méfaits lui reproche-t-on ?
— Cet insolent qui se prend pour un clown et amuse ses camarades s’est permis, une fois de plus, de me tirer la langue. Bien, passe encore. Or, lorsque je me suis approchée pour le réprimander, il n’a rien trouvé de mieux que de se lever et fuir ; j’ai dû lui courir après à travers toute la pièce. Et ce n’est pas la première fois que cela se produit. J’ai vraiment du mal à le tenir au calme plus de dix minutes, vous savez. Il faut qu’il bouge d’une manière ou d’une autre, mais certainement pas d’une façon appropriée dans une salle de classe !
— Je reconnais que mon fils est un garçon turbulent, tente de s’excuser la maman, mais…
Elle ne peut poursuivre sa phrase ; son interlocutrice la coupe sur-le-champ, comme offusquée par ses propos :
— Vous avez dit « turbulent », Madame Barone ? Je ne vous parle pas d’enfant « turbulent », mais d’un garnement dissipé qui fait le pitre pendant les leçons !
Le bambin, les yeux fixant le bout de ses souliers, ne bronche pas pendant l’échange des adultes ; il a bien compris qu’il valait mieux se tenir à carreau. Lorsqu’il entend la maîtresse dire : « que fera-t-on de ce fripon ? Je vous le demande… » il ose relever le menton et la dévisager en lui décochant son plus beau sourire.
— Regardez-le ! Il peut être si mignon quand il veut. Là, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession, n’est-ce pas ? Pourtant, à d’autres moments, il sait si bien nous faire tourner en bourrique, conclut l’enseignante en ébouriffant les cheveux de son écolier.
Pour la forme, la mère de famille jure qu’elle sermonnera son fils et s’excuse sincèrement pour les dérangements causés par ce dernier. Sur le chemin du retour, Pierrette ressasse les propos de l’institutrice et s’interroge sur la conduite de son enfant. Comment juguler son dynamisme ? Éric est plein de vie, avide de s’aventurer déjà, du haut de ses cinq ans, sur des sentiers pour expérimenter de nouvelles distractions et où, de prime abord, la plupart de ses camarades de jeux ne le suivraient pas forcément. Doit-on mettre un frein à cette envie si singulière de s’exprimer et le faire rentrer dans un moule, le formater pour qu’il réponde aux diktats de la bonne société et le transformer en un gentil petit garçon bien obéissant ? Pierrette n’en est pas convaincue. Or, est-ce pour autant une raison pour le laisser tester ses propres limites dans ses loisirs, au risque de le savoir en danger peut-être ?
En tous les cas, voilà très certainement une approche que n’approuve qu’à moitié Maurice le papa, plus enclin à imposer des règles. Mais à cause de son travail, et heureusement pour le jeune Éric, Monsieur Barone ne se trouve pas souvent au foyer aux moments où il le faudrait. En effet, le père de famille ignore bon nombre des agissements du garçonnet puisqu’à l’heure où son fils « prend l’air » devant l’immeuble, lui officie sur un chantier parfois à l’autre bout de la ville.